Un film ne se monte pas comme un autre. Même s’il y a des méthodes, des habitudes, c’est, comme on nous l’apprend en cours, « une économie de prototypes ». De même que ce n’est pas parce qu’un film a eu du succès qu’un autre, du même réalisateur, ou avec un scénario similaire, marchera ; de même, quand je commence un montage, je ne sais jamais exactement comment je vais travailler. Cela même s’il s’agit d’un réalisateur que je connais bien, même si ma formation et mon expérience peuvent me servir.
Y arriver ?
C’est pourquoi j’ai facilement peur. C’est difficile à avouer : j’ai peur que ça se passe mal. Que le réalisateur et moi n’arrivions pas à communiquer. C’est possible. Peur de ne pas être la bonne personne pour ce film-là. Ça arrive. Parfois on va partir, quitter ce film et ce montage, à la demande du réalisateur ou parce qu’on l’a décidé. C’est très dur, mais oui, ça arrive. Et puis la peur de ne pas arriver à monter, de ne plus savoir comment on fait pour qu’à la fin, à partir des rushes, soient nés une histoire, un film que des gens auront envie de suivre.
A la Fémis, un de nos professeurs nous disait qu’à chaque fois qu’il débutait un montage, il se disait qu’il n’allait pas y arriver. Et que la seule chose qui lui disait que c’était possible de monter ce film, c’était qu’il en avait déjà monté d’autres.
Je ne sais jamais ce qui va se passer exactement. Mais je me prépare à un montage.
Le fait de travailler par intermittences donne un rythme de vie particulier. Il est courant qu’un technicien dans le cinéma ou l’audio-visuel soit terriblement pris par son travail quand il en a, et tout aussi libre dans les périodes de chômage. C’est même un peu compliqué pour les amis qui ont un travail « normal », qui ne comprennent pas qu’on soit tellement libres par moments et qu’on disparaisse à d’autres.
Quand je travaille, je ne fais souvent que ça : je vois rarement mes amis, je ne fais pas trop les courses ni les démarches administratives, ni même le ménage… Tout ça sera pour les moments entre deux films. (En fait j’ai peur de m’ennuyer, alors je me dis « au moins j’aurais du ménage à faire »). Quand je sais que je vais travailler un moment, je me dépêche de briquer mon appartement, de faire un peu de sport, de voir quelques amis parce que je ne ferai sans doute plus rien de tout ça pendant longtemps.
Je prépare aussi mes fournitures : d’abord un carnet à spirales pour dérusher, une page par plan, pour pouvoir rapidement tourner les pages quand je cherche une idée (et le fait de tourner les pages de mon carnet m’aide souvent à trouver une solution que je ne cherchais pas). Il me faut ma trousse, des crayons, une gomme, des stylos de différentes couleurs, un cahier où noter les idées et les choses à faire. Et puis vérifier si la salle de montage est équipée d’une bouilloire, sinon venir avec la mienne, prévoir d’amener mon propre thé si besoin (si j’y passe dix heures par jour, je veux me sentir chez moi, hors de question de boire du Lipton Yellow).
Voir d’autres films.
Souvent le réalisateur demande à ce que je regarde d’autres films, il me prête des DVD, m’envoie des liens. Parfois je ne vois aucun rapport entre ce qu’il me conseille de voir et son projet. Je ne comprends pas pourquoi il veut que je regarde ça. Je ne vois pas ce qu’il voit dans cet autre film qui a rapport avec le sien. Le mieux dans ce cas est bien sûr de lui demander. Qu’est-ce qu’il aime dans ce film, qu’est-ce qu’il a vu que moi je ne vois pas forcément ? En fait, se préparer à un montage ce pourrait être précisément s’accorder au regard du réalisateur, comme les instruments d’un orchestre s’accordent avant de jouer, une chose qui m’a toujours fascinée.
J’ai commencé il y a peu à monter un court-métrage : M. Radeau de Jean-Marc Peyrefitte. Pour cela, ce réalisateur m’a demandé de voir Florence Foster Jenkins de Stephen Frears. Au départ, je n’ai pas très bien compris pourquoi. Il me disait qu’il aimait le ton du film, entre la comédie et le drame. Frears a réussi a faire d’un personnage connu comme ridicule (la riche Madame Foster Jenkins, qui chantait absolument faux mais se voulait cantatrice) un être particulièrement émouvant (une femme dont la vie a été brisée par la syphilis transmise par son mari lors de sa nuit de noce, lorsqu’elle avait 18 ans, et qui poursuit son rêve, épaulée par un mari qui l’aime et qui fait tout pour qu’elle reste dans l’illusion qu’elle s’est créée.
Florence Foster Jenkins utilise le point de vue de son nouveau pianiste, qui découvre peu à peu la situation. C’est un peu ce qu’a cherché à faire Jean-Marc dans M. Radeau où il évoque le président Paul Deschanel, qu’on ne connaît habituellement que parce qu’il est tombé d’un train en marche en pyjama (quand on ne le confond pas avec Félix Faure, vous savez bien, celui qui est mort au lit avec sa maîtresse). L’idée est précisément, comme dans le film de Stephen Frears, de ne pas le rendre ridicule, de montrer ce qui est amusant dans ce personnage, mais aussi ce qu’il y a d’émouvant dans la situation, ce qui se passe, sans utiliser les personnages pour s’en moquer.
Une autre façon de monter ?
Et puis Jean-Marc m’a demandé de regarder en particulier la séquence du premier cours de chant auquel assiste le jeune pianiste. Il s’agit d’une séquence « couverte » sous tous les angles, ce qui pourrait paraître très exagéré, inutile, sans point de vue, mais où les plans sont reliés par les regards que les personnages ont les uns sur les autres. Je ne savais pas monter comme ça. Je ne savais pas monter comme ça. On ne m’a pas appris cela, ni à la Fémis ni sur des films sur lesquels j’ai travaillé comme assistante. Je suis plus habituée à monter à partir d’un point de vue clair, à faire des choix forts dans des champs/contrechamps, je n’avais jamais passé des séquences entières à aller d’un personnage à l’autre via leurs regards, surtout dans des séquences à quatre personnages ou plus.
Donc je dois l’apprendre sur ce film…
Alors la question sera « est-ce que ça marche ? Est-ce que ça marche sur des séquences entières ? Est-ce qu’il faudra essayer autre chose ? »
Et puis est-ce que ça marche dans ce film-là précisément, avec cette histoire, ces acteurs, ces axes de caméra ?
Mais ça je ne le saurai qu’une fois que j’aurais monté.
Photo : ma table de travail avec carnets de dérushage, scénario, trousse, cahier, clavier Avid, Post-it, écrans surélevés à la hauteur de mon regard, quelques provisions...