Il y a quelque temps, j’ai participé à un ensemble de conférences dans un lycée sur le thème général de la critique. J’y parlais critique de cinéma. En me préparant, j’ai appris pas mal de choses et j’ai été surprise de voir à quel point une certaine critique est relative à son époque. Elle connaît des chocs et des scandales, des « affaires » liées à son temps, qui font autant de bruit qu’ils seront totalement oubliées par la suite. Si les critères selon lesquels on juge les films peuvent être esthétiques, ils peuvent aussi être liés aux mouvements sociaux ou aux idées politiques de leur époque. Mais quand l’époque sera passée, le film sera toujours là… Alors qu’est-ce qu’il restera du film ? Et de l’avis qu’on a sur lui ?
Lorsqu’on évalue un film, il y a souvent comme une peur de la subjectivité, du « j’aime/j’aime pas », du « chacun ses goûts ». Cette subjectivité empêcherait de se faire un véritable avis sur un film. Tant de grandes œuvres ont à la fois leurs détracteurs et leurs adorateurs qu’on voudrait supprimer les avis personnels, les goûts et les couleurs, « mettre de l’ordre dans tout ce bordel » (L’expression est du critique Luc Moullet dans son texte « La Charrue avant les bœufs », Cahiers du cinéma n°494, 1995.) On cherche alors des arguments « objectifs » pour aimer ou non : aujourd’hui c’est le féminisme du film (le fameux test de Bechdel) ou sa représentation des minorités ; dans les années 1970 c’était le marxisme et la manière dont un film rendait compte de la lutte des classes… Avec ces critères, on compte : est-ce qu’il y a suffisamment de femmes, de noirs, d’ouvriers dans un film ? On imagine savoir ainsi si l’œuvre correspond bien aux exigences de son temps. Mais est-ce que c’est ça, justement, ce qui « compte » dans un film ? Et lorsque l’époque sera passée, est-ce que ces critères resteront pour juger de la qualité du film ?
Créer une émotion
Un film est fait pour provoquer des émotions. Le travail du metteur en scène, c’est précisément de créer de l’émotion. Et si on regarde froidement, qu’on analyse avec une calculatrice, comme une solution chimique ou une recette de cuisine, on loupe complètement le but de l’œuvre : cette émotion. On doit, pour juger d’un film, partir de ce qu’il déclenche en nous et chercher à comprendre pourquoi et comment il nous touche. Cela impliquera peut-être des éléments politiques et sociologiques, mais ces éléments ne peuvent être à la base de la lecture d’une œuvre. Un film peut être politiquement génial et artistiquement nul. Il peut porter des idées qui nous heurtent et être magnifique. On aimerait bien que tout ce qui est bon soit beau, et inversement, mais ce n’est pas toujours le cas. C’est dommage mais c’est comme ça.
Lors de cette conférence, j’ai passé un extrait du Corbeau de Clouzot. L’histoire du film est connue : dans un petit village, un « corbeau » envoie des lettres anonymes dévoilant des rumeurs ou des vérités sur les habitants, créant ainsi une atmosphère de soupçon et de délation. Un homme malade, notamment, apprend qu’il est quasi mourant et se suicide, faisant le désespoir de sa mère. La scène que j’ai montrée est celle de son enterrement, où une nouvelle lettre tombe du corbillard, suivie de la scène où une infirmière, Marie Corbin, qui n’aimait pas ce patient, est poursuivie par les cris de la foule qui est persuadée qu’elle est le corbeau.
Poursuite sonore et enfermement dans les cadres
Dans cette scène, Marie Corbin court dans les rues, comme poursuivie par les cris de la foule invisible. Le bruit des cris a été souligné dans la courte séquence qui précède, où la foule se trouve devant l’hôpital en hurlant, et où le gardien dit « le bruit ne me dérange pas ». Dans les plans où Marie Corbin tente de rentrer chez elle, on ne voit aucun des poursuivants, mais le son des cris (ce qu’on nommerait dans un projet de montage « l’ambiance cris ») est continu. Durant sept plans, elle court de dos, de face, elle s’éloigne mais se fait rattraper par le plan suivant, la caméra arrive sans cesse à la retrouver, elle ne sort brièvement d’un cadre que pour être immédiatement enfermée dans un autre. Le hors-champ lui est interdit : les sorties de champ sont courtes, parfois avortées quand le personnage n’a pas le temps de disparaître pour réapparaître déjà dans le plan d’après. Il lui est aussi vain d’échapper à son lynchage qu’au cadre ou à la bande son.
Quand Marie Corbin arrive enfin chez elle, soudain, d’un claquement de porte, le bruit de la foule s’éteint. Mais nous voyons avant elle que sa chambre est dévastée, son miroir brisé. Par un jeu de raccords regard, à chaque fois qu’elle tourne la tête, on découvre avec elle de nouveaux dégâts dans son refuge : les meubles saccagés, l’inscription « EN PRISON » sur les murs. Sa respiration, qui trahit son angoisse et son désarroi, occupe alors la bande son. On l’entend déglutir. Les cris de la foule, cette foule invisible qui la poursuit partout, reviennent quand on nous montre la fenêtre. Le bruit tranche avec l’immobilité des objets détruits, on sait que c’est la même foule qui est passée par là, la même haine… Une pierre brise un carreau, on suit Marie Corbin en pano latéral, elle va à la fenêtre, on ne nous montre pas ce qu’elle voit, puis elle va ouvrir la porte et deux hommes silencieux la prennent par les épaules et l’emmènent.
Multiplicité des interprétations
Le Corbeau date de 1943. Après la guerre, ce film est interdit, avec le soutien d’une bonne partie de la critique, pendant deux ans, entre 1945 et 1947. J’ai demandé aux lycéens à qui je m’adressais de deviner le pourquoi de cette censure. La première idée qui leur est venue est qu’il aurait été interdit parce qu’il montrait de manière négative une religieuse. Marie Corbin porte en effet un voile d’infirmière, qui peut être aussi d’une religieuse. Mais personne n’a deviné que si le film a été interdit c’est parce qu’il donnait « une mauvaise image de la France à l’étranger » au sortir de la guerre, dans un moment où on imaginait que le pays vivait une « Réconciliation nationale ». Cette idée parait étrange aujourd’hui. Pourquoi imaginer qu’un film a le pouvoir de changer l’image d’un pays ? Pourquoi cette image serait-elle si mauvaise, alors que le film est éloigné de la réalité ? Il ne parle en effet ni de la Gestapo, ni de la Collaboration ; la guerre et l’Occupation ne sont jamais évoquées.
Dans la séquence que j’ai montrée aux lycéens, j’ai la sensation que se trouve l’explication de cette censure. Je peux trouver le jeu d’Héléna Manson daté, mais cette fuite me marque terriblement à chaque fois que le la vois. La manière qu’a Clouzot de ne pas montrer la foule mais de la faire entendre partout est particulièrement oppressante. Dans un film par ailleurs réaliste, cet effet est très moderne. Je ne me souviens pas d’autres morceaux de bravoure comparables ici. La séquence s’abstrait ainsi de l’histoire racontée. Elle devient l’image générale d’une femme qui s’enfuit, poursuivie par une foule à laquelle on ne peut échapper, d’une femme qui n’a plus de refuge, d’une femme qu’une autorité anonyme emmène on ne sait où.
On peut interpréter alors cette séquence de diverses manières : y voir la délation sous l’Occupation, puis les dénonciations de l’Épuration, une époque qui n’est pourtant advenue que plusieurs années après le film, notamment quand les « bons français » qui n’avaient pas forcément agi dans la Résistance se vengeaient sans risque sur ceux qu’ils n’avaient pas affronté dans les années précédentes.
En la montrant à des jeunes de 17 ans, je leur ai dit que quand je vois cette séquence, elle m’évoque immédiatement les images des femmes « tondues » à la Libération, celles qui n’ont eu que le tort d’aimer des allemands, poursuivies par ces gens qui jouissent de l’impunité de la foule. Ils ont des visages, mais ils sont dans une foule si nombreuse qu’elle les rend anonymes et qu’ils ne risquent rien. Et que c’est peut-être cela que la France voulait éviter de montrer au monde, ce visage-là qui se reflétait comme un miroir dans Le Corbeau. Aujourd’hui, quand je vois cette séquence, cette femme qui fuit, ce serait l’image d’un « cyber-harcèlement », la foule des internaute qui insultent une inconnue dont il est dit qu’elle aurait fait telle ou telle chose si grave que cela autoriserait des inconnus anonymes, sans visage derrière leurs ordinateurs, à la harceler.
À la fin de la conférence, un jeune m’a demandé « C’est quoi un bon film ? » Je me suis rendue compte que j’avais compris ce que c’était pour moi là, devant eux : c’est un film qui reste. Qui vous émeut là, maintenant, qui résonne avec votre vie, mais qui résonnera encore 10 ans ou 20 ans plus tard, quand vous le reverrez, qui évoquera quelque chose en vous à chaque nouvelle vision. Un film dont l’émotion restera, quelle que soit l’époque.
Pour poursuivre cette réflexion, lire le très beau texte de Muriel Joudet sur son site The Lost Weekend « Amorale, par amour du goût »
Remerciements à Christine Leroy, Hélène Lacolomberie et Mathieu Macheret.